Au voleur
(6 mars1986)
Quand je vous aurai dit à quel point je déteste la
force publique et les bâtons blancs, les procureurs
hépatiques à nuque rase, les barreaux aux
fenêtres les miliciens cramoisi-gévéor tiraillant
des chiens-loups démentiels électrisés de haine
apprise, quand je vous aurai dit, en somme, l'ampleur de ma
dégoûtation pour les lois collectives et les marches
forcées, m'écouterez vous enfin, catafalqueux et
gauches intellectuels qui tremblottez sous le joug d'un terrorisme
par vous même suscité, m'écouterz-vous encore,
mes bien chers frères, si je vous dit que je hais autant les
voleurs que les gendarmes ?
Je ne parle pas tant des voleurs professionnels, braqueurs de banque,
perceurs de coffres, garagistes, épiciers, etc., qui, certes,
s'emparent malhonnêtement du bien d'autrui, mais qui le font
avec une conscience professionnelle sur laquelle bien des jeunes gens
honnêtes seraient bienvenus de prendre exemple.
Non, je veux parler des voleurs amateurs qui volent n'importe quoi,
n'importe où, n'importe comment, au petit bonheur des portes
ouvertes, et qui repartent sans dire merci, en laissant les traces
obscènes de leurs pieds boueux sur les draps brodés de
grand-mère qu'ils ont jetés à terre pour y
chercher l'improbable magot qui sommeille à la banque.
Rappelle-toi, résidu de gouape, reliquat freluquet de
sous-truanderie, rappelle-toi cette nuit de printemps où tu es
venu polluer ma maison de ton inopportune et minable
équipée. Tristement encagoulé de gris, tu viens
dans ma maison, la sueur froide sous le bas noir et la pétoire
sous le bras. Infoutu de dicerner un vase de Sèvres d'un
cadeau bonux, tu voles au ras des moquettes un vieux sac à
main où l'enfant rangeait ses billets de Monopoly et ses dents
de lait pour la petite souris. Triste rat, tu voles bien bas.
La maison dort, sauf le vieux cocker tordu d'arthrite et à
moitié aveugle qui rêvasse au salon sur son pouf. Il se
lève doucement pour aller te lécher un peu, avec cette
obstinée dévotion pour nous qui n'appartient qu'aux
chiens. Alors toi, pauvre con, tu lui vides en pleine gueule la
moitié de ton chargeur de 11,43. Et puis tu files
éperdument, veule et cupide gangstérillon de
gouttière, la trouille au ventre et chiant sous toi, pialliant
aux étoiles des sagacités vulgaires attrappées
au ruisseau. La nuit résonne encore à mes oreilles du
cliquetis métallique de ton sac de toile plein de vaiselle. Et
moi je reste là, immobile, à te regarder filer. Parce
que j'ai peur aussi. J'avoue. Je renâcle à risquer ma
vie pour Arcopal et Duralex. Il y a si longtemps maintenant que
j'attends mon cancer : je ne vais quand même pas partir sans
lui.
Où est-tu aujourd'hui, grêle terreur des chiens mourants
? Sans doute, courageusement abrité derrière ta
quincaillerie militaire, est-tu en train de guetter une petite
vieille au coin de sa chambre de bonne, pour lui casser la gueule
avant de lui prendre sa carte orange et le cardre en inox avec la
photo de ses enfants qui ne viennent plus la voir ?
Je ne te souhaite pas forcément la prison, c'est l'engrais
où les âmes pustuleuses et les contaminées
s'épanouissent en incurables bubons. Je ne te souhaite pas non
plus quelque mort légale qui ferait de toi, infime et
dérisoire épouvantail de terrain vague oublié,
un un héros de chevalerie zonarde pour progressistes
illuminés, ou pire encore, une raison de se réjouir
pour les nostalgiques des ordres noirs.
En réalité, je ne te souhaite ni ne te veux
rien.
Je tiens seulement à ce que tu saches, Al Capone de poubelle,
Mandrin de mes couilles à condition qu'on me les coupe, je
veux seulement que tu saches que toute la famille se joint à
moi pour te prier d'agréer l'expression de mon plus profond
mépris.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver.