La cour
(4 mars1986)
Je me rappelle ce dîner en banlieue chez ce grand amuseur
français, c'était, je crois, en 1982,
c'est-à-dire à une époque où il
était déjà plus célèbre en France
que Rolland Dubillard ou la bataille de Marignan.
Il m'avait fait l'honneur d'imaginer que j'étais capable de
collaborer à l'écriture d'un film qu'il était
plus ou moins sur le point de tourner. A cet effet, et aussi, je
pense, par pure amitié, il m'avait convié à
souper chez lui en toute intimité, c'est-à-dire en
compagnie de quatre-vingts parasites nocturnes abonnés
quotidiens de sa soupe populaire. Certains hauts personnages
accrochent ainsi à leur traîne par altruisme, ou pour se
rassure, des conglomérats gluants d'indécrochables
sangsues.
J'en ai vu de ces phagocytaires. J'en ai vu sautiller humblement
derrière un écrivain célèbre. J'en ai vu,
des cultivés à diplôme, s'aplatir voluptueusement
pour mieux flagorner une chanteuse grasseyante plus vulgaire qu'une
virgule sur le mur gris des toilettes-hommes de la gare du Nord. J'en
ai vu s'accrocher au fauteuil d'infirme d'une vieille star
lyophilisée. J'en ai vu ramper sous des pétasses
cinégéniques à lolos centripètes.
J'en ai vu, dans le show-bizz, ramper de si peu dignes et si peu
respectables qu'ils laissaient dans leur sillage des rires de
complaisance aussi visqueux que les mucosités brillantes qu'on
impute aux limaces.
Ce soir-là, chez mon hôte, c'en était plein, de
la moquette aux baignoires, et jusque sous l'évier où
les plus serviles léchaient les serpillères pour avoir
l'air utiles. Bref, si cet homme eût été de la
merde, ils en eussent été les mouches.
Quand je suis entré dans le séjour, le maître
de céans m'entourant les épaules d'un bras
affectueux,ils m'ont regardé drôlement. Sous les saluts
vibrants de jovialité fraternelle où les gens de ce
milieu cachent mal leurs indissolubles haines réciproques, je
devinais des regards noirs d'inquiétude. Qu'est-ce que c'est,
qu'est-ce qu'il a, qui c'est celui-là, on l'a jamais vu
là ?
Et soudain j'ai compris avec effarement que j'étais à
Versailles, et trois siècles plus tôt. Ca me crevait les
yeux : ces sous-punks aux cheuveux verts, ces faux loulous qui
sentaient les herbes rares et le vin des Rochers chaud, ces intellos
d'agences de pub, ces dessiateurs en vogue à l'insolence
calculée, ces starlettes argotiques du rock à gogo, ces
gens fléchis, courbés, pentus, c'était la
cour.
La cour de Louis, le grand, le soleil, celui-là même que
l'Etat c'était lui, rebaptisé Rigolo XIV pour ce
siècle un peu étriqué. Eux étaient ses
courtisans, guettant ses miettes et ses bons mots en forçant
leur sourire pour s'attirer ses grâces. Et moi, qu'on avait
encore jamais vu aux petits soupers du prince, j'étais
l'intrus, la menace potentielle de leur avenir improbable,
l'importune matérialité d'un favori possible. Car tous
avaient à vendre des idées, des chansons, des sketches
à deux voix, leur soeur, ou un bateau à voiles pour le
bon plaisir du roi sur l'eau. Je me rappelle fort bien celui du
bateau à voile. Il se tenait accroupi aux pieds du
maître assis. Fébrilement empêtré dans les
maquettes ses monocoques, il se débattait sans grâce
dans un manteau de fourrure pâle, comme un gros labrador mou
flattant les escarpins de son chasseur repu. Lequel ne
l'écoutait même pas, car il dormait un peu, l'oeil
mi-clos, contemplant les volutes exotiques de son mégot de
foin des Indes.
Parmi ces soumis, je reconnus quelques chanteurs électroniques
qui brament aujourd'hui encore leur indignation face aux injustices
de classe.
J'ai pris conjé pour aller vomir plus loin.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver.