Le règne animal
(5 mars 1986)
Mercredi. Rude joumée. Pas d'école. Les minuscules
sont lâchés.
Ils font rien qu'à embêter les parents qui essaient de
faire des chroniques dans le poste. Ils font rien qu'à leur
poser des questions idiotes. Tout à l'heure, il y en a une
avec du chocolat poisseux plein la figure qui est venue le partager
avec mes cheveux sous prétexte de câlin... On ne devrait
pas procréer ainsi à l'aveuglette. On devrait
élever des poissons rouges.
En plus d'engluer, ça pose des questions idiotes :
- Papa, où c'est, le règne animal ?
Le père est à son ouvrage. Il entend d'une oreille
incertaine.
- On ne dit pas "le règne à Nimal". On dit " le
règne de Nimal ".
- La maîtresse, elle a dit "animal". Je n'aime pas être
contredit par des êtres inférieurs. Surtout quand j'ai
tort. Mais puisque nous sommes mercredi et que vous êtes des
milliers, chers adorables minus, à traîner à
portée des transistors au lieu de vous rendre utiles en
défenestrant le chat pour voir si ça rebondit, voici
mon cours du soir sur le règne animal. On prend son cahier. On
prend son crayon noir. Je ne veux pas de feutre, ça tache le
chocolat. En titre : LE REGNE ANIMAL. Animal en un seul mot.
Imbéciles.
Le règne animal :
L'animal est un être organisé, doué de mouvement
et de sensibilité et capable d'ingérer des aliments
solides par la bouche, ou à côté de la bouche si
c'est du chocolat.
Le règne animal se divise en trois parties :
1) Les animaux.
2) L'homme.
3) Les enfants.
Les animaux sont comme des bêtes. D'où leur
nom. Ne possédant pas d'intelligence supérieure, ils
passent leur temps à faire des bulles ou à jouer dans
l'herbe au lieu d'aller au bureau. Ils mangent n'importe quoi,
très souvent par terre. Ils se reproduisent dans les
clairières, parfois même place de l'Église, avec
des zézettes et des foufounettes.
Les animaux ne savent pas qu'ils vont mourir. C'est pourquoi ils
continuent de batifoler quand ils ont 38°6.
L'homme. Remarquons au passage que si l'on dit "les
animaux" au pluriel, on dit "l'homme" au singulier. Parce que l'homme
est unique. De même, nous dirons que les animaux font des
crottes, alors que l'homme sème la merde. L'homme est un
être doué d'intelligence. Sans son intelligence, il
jouerait dans l'herbe ou ferait des bulles au lieu de penser au
printemps dans les embouteillages.
Grâce à son intelligence, l'homme peut visser des
boulons chez Renault jusqu'à soixante ans sans tirer sur sa
laisse. Il arrive aussi, mais moins souvent, que l'homme utilise son
intelligence pour donner à l'humanité. la
possibilité de se détruire en une seconde. On dit alors
qu'il est supérieurement intelligent. C'est le cas de M.
Einstein, qui est malheureusement mort trop tard, ou de M. Sakharov,
qui s'est converti dans l'humanisme enfermé, trop tard
également.
Les hommes ne mangent pas de la même façon selon qu'ils
vivent dans le Nord ou dans le Sud du monde. Dans le Nord du monde,
ils se groupent autour d'une table. Ils mangent des sucres lourds et
des animaux gras en s'appelant " cher ami ", puis succombent
étouffés dans leur graisse en disant "docteur,
docteur".
Dans le Sud du monde, ils sucent des cailloux ou des pattes de
vautours morts et meurent aussi, tout secs et désolés,
et penchés comme les roses qu'on oublie d'arroser.
Pour se reproduire, les hommes se mettent des petites graines dans le
derrière en disant : "Ah oui, Germaine."
Les enfants, contrairement à l'homme ou aux animaux,
ne se reproduisent pas. Pour avoir un bébé, il est
nécessaire de croire à cette histoire de petite graine.
Malheureusement, les enfants n'y croient pas tellement. A force de
voir jouer les animaux dans l'herbe aux heures de bureau, ils
s'imaginent, dans leur petite tête pas encore
éveillée à l'intelligence, qu'il faut des
zézettes et des foufounettes pour faire des
bébés.
En réalité, les enfants ne sont ni des hommes ni des
animaux. On peut dire qu'ils se situent entre les hommes et les
animaux. Observons un homme occupé à donner des coups
de ceinture à une petite chienne cocker marrante comme une
boule de duvet avec des yeux très émouvants. Si un
enfant vient à passer, il se met aussitôt entre l'homme
et l'animal. C'est bien ce que je disais.
Ce n'est pas une raison pour nous coller du chocolat sur la figure
quand nous écrivons des choses légères pour
oublier les Vautours.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver.