Les restaurants du foie
(4 février 1986)
Attention, attention. il n'y a pas que les nouveaux pauvres. Il y a les nouveaux riches. Pour venir en aide a mes amis nouveaux riches qui crèvent dans leur cholestérol en plein hiver à Méribel, j'ai décidé d'ouvrir les restaurants du foie. Envoyez-moi des tonnes de verveine et des quintaux de biscottes sans sel, le bon Dieu vous les rendra...
Sans vouloir offenser les marchands de confitures, il faut bien se
rendre à l'évidence : les sirupeux commencent à
nous les engluer.
Depuis des lustres, déjà, la mièvrerie d'un
humanisme sanglotant enrobait l'Homo sapiens occidental, infiltrant
en son coeur débordant de remords colonialiste le flot
sucré de la plus vulgaire sensiblerie. Mais bon. On se
contentait de patauger dans le filandreux sans s'y noyer : trois sous
pour l'abbé Pierre, une marraine pour le Vietnam, une
cuillerée pour Mamadou, et l'on pouvait retourner finir son
foie gras la conscience débarbouillée, et l'âme
dans les pantoufles.
Mais voici qu'une horde électronique de rockers anglophones
surgavés d'ice-creams se prend soudain d'émotion au
récit pitoyable de là misère éthiopienne
dont les navrantes images nous prouvent en tout cas qu'on peut garder
la ligne loin de Contrexéville. Gravés sur le vinyle,
les miaulements effrayants et les brames emmêlés de ces
chanteurs transis déferlent un jour sur les ondes, et c'est
alors le monde entier qui glougloute dans la mélasse, la larme
en crue et la honte sous le bras.
Pantelants d'admiration pour tout ce qui vient d'Amérique, les
troubadours fin de siècle du rock auvergnat veulent faire la
même chose. Ils s'agglutinent en vain aux portes des maquignons
du 33 tours : Renaud a eu l'idée avant. Alors, ils chantent
avec lui.
A la vue du clip de ces durs en cuir pissotant leur douleur sur leurs
leggings, Margot, dégoulinante de chagrin panafricain, se
prive des Mémoires de Patrick Sabatier pour pouvoir s'acheter
le disque.
Survient l'hiver. Les nouveaux cons tuent la dinde. Les nouvelles
dindes se zibelinent. Les nouveaux pauvres ont faim. Les charitables
épisodiques, entre deux bâfrées de confit d'oie,
vont pouvoir épancher leurs élans diabétiques.
Le plus célèbre des employés de Paul Lederman
ouvre les «Restaurants du coeur». Des tripiers doux, des
épiciers émus, de tendres charcutiers, le coeur bouffi
de charité chrétienne et la goutte
hyperglycérnique au ras des yeux rouges, montrent leur
bonté à tous les passants sur les trois chaînes.
Margot revend son disque pour l'Ethiopie pour acheter des pieds de
porc aux chômeurs islamiques. Telle une enfant
sud-américaine s'enfcinçant dans la boue, la France
entière fond doucement dans le miel. Des auréoles de
saindoux poussent au front des nouveaux bigots du show-bizz.
Ça tartuffe sur TF1. Dans la foulée, un chanteur sans
père se donne aux orphelins: c'est Sans famille sur Antenne 2.
Un animateur lacrymal chante la complainte à nodules des
damnés du cancer, c'est saint Vincent de Paul sur FR3.
Infoutus d'aboutir, les pontifes d'Esculape tendent la sébile
aux carrefours : SOS métastases, médecins sans scanner,
«Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant »,
partout les alarmés du salut nous poissent de leurs
déjections sucrées.
Heureusement, Dieu m'écartèle, si possible sous
anesthésie générale ; il reste encore en France,
en Colombie, en Ethiopie, des humains qui n'ont rien perdu de leur
dignité, qu'un sort heureux a mis à l'abri de la
pitié des hommes. Eux n'ont pas à mendier. En casquette
à galon doré, ils somnolent dans les tourelles
antiseptiques de leurs chars astiqués. Ils sucent des caramels
en attendant le déclenchement de la troisième. Ouand on
lèvera des impôts pour les mourants du monde et qu'on
fera la quête pour préparer les guerres, j'irai chanter
avec Renaud. En attendant, oui, mon pote, j'ai cent balles. Et je les
garde.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver.