Humilié
14 février 1986
Connaissez-vous rien de plus humiliant, pour une grande personne,
que d'être publiquement déculottée par un enfant
? J'entends «déculottée» au sens
figuré, cela va de soi : pour ce qui est des tentatives de
détournement de majeur, faites-moi confiance, je sais me
défendre.
En revanche, j'entends « grande personne » au sens propre,
trois fois hélas, je devrais dire quarante-six fois
hélas, mon expulsion placentaire ayant coïncidé
avec le début d'un exode encore plus général...
Je suis même une grande personne en voie de tassement. Je
commence à m'essouffler dans les secrétaires,
même bilingues. Bientôt, j'accosterai sur les rives
mortelles du Troisième Age, celui où tout bascule,
où l'on s 'éveille un triste matin sur les genoux, avec
les mains froides et le gris aux tempes. La veille encore, tout
allait bien pour toi, mon frère : tant qu'il a les
artères plus molles que le sexe, l'étalon piaffe. Et
puis, plaf, tu sais ce que c'est : quand l'un de ses membres ne lui
permet plus de cavaler, on abat le vieux cheval...
Pouf, pouf.
Avant ces digressions de cimetière où la grisaille
givrée de cet hiver de merde me pousse malgré moi,
j'allais vous narrer comment je fus récemment humilié,
que dis-je, bafoué au plus profond de ma vanité de
mâle à poil dur, par un petit garçon. Un petit
Suisse, tout laiteux tout sucré, qui s'appelait Hans et qui
avait huit ans et demi au moment des faits, c'est-à-dire
avant-hier.
Un petit garçon normal, avec des cheveux tendres et des yeux
bleus parallèles.
Je venais de déjeuner avec quelques amis chez son papa, un
Suisse riche (excusez, je bafouille... ), un Suisse qui fournit des
rations-repas aux compagnies d'aviation du monde entier. Un type bien
: ne me faites pas dire qu'un con fait des rations
helvétiques, je ne calembours point dans les alpages.
Au pousse-café, Hans - qui me tient pour un être
exceptionnel parce que je dis des gros mots dans le poste - voulut
à tout prix me montrer sa chambre. C'était, sur douze
mètres carrés, du sol au plafond et jusque sous le lit,
un musée de l'avion, avec tout ce qui vole, plane ou sombre,
depuis les biplans incertains façon Blériot
jusqu'à l'invincible navette d'atifice que vous savez, en
passant par le Bréguet-deux-ponts et le Spirit-of-Saint-Louis.
Hans m'expliqua que son père avait naturellement aidé
à sa collection d'aéroplanes mais que, maintenant, ce
qui l'intéressait surtout, c'était les chasseurs et les
bombardiers. Quand nous fûmes revenus au salon, je
félicitai le gamin pour la stupéfiante
précocité de son aérophilie casanière,
tout en m'étonnant tout de même de sa nouvelle attirance
vers les machines de guerre.
-Je m'en fous, quand je serai grand, je serai pilote de chasse,
décréta-t-il, avec une pointe d'agressivité dans
le ton.
Et alors moi, pauvre moraliste de café-tabac,
voilà-t-il pas qu'emporté par un élan de
pacifisme moisi indigne du responsable du stage rafia longue
durée de la Maison de la culture de
Saint-Jérôme-Deschamps, voilà-t-il point qu'au
lieu de me taire, exalté à coeur par les brumes de mon
Davidoff mêlées aux effluves de la poire Williams,
revoilà-t-il repoint que je m'entends dire que : a pas beau la
guerre et que a caca la mitrailleuse et que c'est vilain
tacatacaboum.
-Voyons, Hans, mon petit pote, ce qui te plaît, dans l'avion,
c'est de voler. Mais pourquoi veux-tu à tout prix voler dans
l'armée ? Sais-tu bien ce que cela représente, comme
morts à venir, un pilote de chasse? Sais-tu que ça peut
tuer, un pilote de chasse ?
Et lui, poliment surpris
- En Suisse ?
Hu-mi-lié.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver.