Ca déménage
(26 mai 1986)
Il se peut que cette chronique soit la dernière.
Considérez-la comme mon testament.
Ce matin, à six heures trente, à l'heure où
Phoebus darde encore ses rayons dans sa poche, on a sonné
à ma porte.
Ce ne pouvait pas être le laitier. Je ne bois pas de lait le
matin, ça fait cailler la tequila de la veille au soir.
Ce ne pouvait pas être le KGB. Je suis au mieux avec Moscou.
J'ai rencontré l'autre jour un ingénieur de Tchernobyl
qui se désirradiait dans la piscine Molitor, je lui ai dit :
"J'aime beaucoup ce que vous faites." On ne sait jamais. On n'est
jamais trop prudent.
Ce ne pouvait pas être les miliciens de Pasqua. J'aime beaucoup
Pasqua. Ce look " Don Camillo uber alles ", je ne résiste pas.
Hier encore, je lui ai téléphoné pour lui cafter
les agissements de ce connard de Jean-Claude Bourret qui veut entrer
dans la résistance avec Polac et Denise Fabre pour la
sauvegarde du service public.
Alors que fut-ce ? Qu'ouissai-je ? Oui donc ébranlait mon huis
?
Enfer et boule de bitte : c'étaient les
déménageurs.
Tout à mon sommeil dans les bras de Morphée et sous les
genoux de la mère de mes enfants présumés,
j'avais oublié que je quittais ce matin mon somptueux gourbi
parisien pour aller vivre désormais dans un minable manoir de
banlieue extrêmement surfait, c'est pas la peine de m'emmerder
avec l'impôt sur les grandes fortunes, je fais rien qu'à
rétrograder dans l'aisance.
On est bien peu de chose, mes frères, en pyjama rayé
façon Auschwitz, face à six gros bras velus,
pétants de santé et armés de sangles de cuir,
qui vous soufflent à la gueule, par les naseaux béants
de leurs mufles ouvriers, l'air encore frais du matin,
frémissants de leur impatience à vous casser la
baraque. Ils se sont engouffrés dans mes murs comme six
Minotaures assoiffés de vengeance mobilière et
affamés de commodes Louis XV, pardonnez l'anachronisme,
j'aurais dû dire " de bahuts Hercule ", mais on n'a pas la
sérénité d'André Castelot devant son
Mallet-Isaac quand on est piétiné à l'aube par
une horde d'hommes des bois de lit.
"Par où qu'on commence ?" a mugi le plus féroce qui
paraissait être le chef (les touffes de poils
échappées de son poitrail à la Fichet-Bauche
étouffaient le crocodile de son débardeur Lacoste,
signe distinctif du chef de meute chez les tribus porteuses de piano
à queue sur la tête).
"Commencez par où vous voulez, mais ne me frappez pas,
monsieur, s'il vous plaît", ai-je supplié, en lui
baisant les doigts à tout hasard, pour apaiser son
courroux.
En moins de temps qu'il n'en faut à l'éjaculateur
précoce pour prendre congé d'Ornella Mutti, ils
s'étaient répandus dans les étages en rugissant
les ahanements gutturaux des terribles écumeurs de l'habitat
urbain (Urbain VI, le saint patron des balanceurs d'armoires par la
fenêtre du troisième).
Je me précipitais, en rampant sous la moquette pour ne pas
être reconnu, vers la chambre conjugale, pour prévenir
ma bien-aimée, qui a le sommeil plus lourd que le cul, afin
qu'elle trouve le temps de s'échapper avant qu'ils ne
l'affolent avec leurs gros bras de grizzlis banlieusards.
Hélas, ils l'avaient déjà roulée dans le
dessus-de-lit et jetée dans le monstrueux camion noir de leurs
forfaits impunis. Je suis allé me réfugier dans mon
bureau en gravissant l'escalier sur la pointe des pieds pour ne pas
éveiller l'attention de l'ennemi. A vrai dire, je gravissais
sur place : pas étonnant. Ces maudits salauds avaient
déménagé l'escalier. Il me restait les chiottes.
La seule pièce de la maison qui fermait à clé.
Ils n'iraient pas me chercher là.
A l'heure où j'écris ces lignes, il n'y a plus un bruit
dans la maison. Ilest près de dix-neuf heures à ma
montre. Je ne pense pas qu'ils reviendront ce soir, mais je n'ose pas
sortir. Avant que le silence ne se rabattît sur la maison, j'en
ai entendu un pousser, à travers les murs de pierre
taillée, un son bestial qui m'a semblé reproduire le
ricanement typique de l'ichtyusaure haineux de la section Le Pen du
préquatemaire.
"On le finira demain matin", m'a-t-il semblé comprendre. Je
n'étais évidemment pas en mesure de savoir s'il parlait
du déménagement ou de moi-même. Aussi bien, dans
le doute, m'abstins-je.
C'est pourquoi, chers amis de France Inter, au lieu d'enregistrer
cette émission, comme à l'accoutumée, dans un
chaleureux studio de Radio France, j'émets aujourd'hui de ce
réduit obscur aux murs recouverts des graffitis
obscènes, scabreux, anodins ou poétiques que j'ai
moi-même gravés au feutre quand c'était le bon
temps, le temps de l'insouciance, le temps d'avant les
déménageurs.
Demain, je quitterai la maison pour toujours. Il ne m'en restera que
ces quelques pensées-là, scribouillées à
la hâte sur la laque ocre-blanc de ce cabinet, dont je reste le
chef. Et, tandis que le crépuscule attend la nuit pour
étendre son grand manteau de velours mauve beaujolais sur la
ville et sur les gens, je relis à n'en plus finir le mot
terrible de Talleyrand sur son lit de mort. A moins que ce ne soit un
mot de Talleyrand sur le lit de mort de la duchesse de Montorgueil,
mais qu'importe, c'est un mot terrible qui nous dit que
l'éternité c'est long, surtout vers la fin.
Quant à ces féroces déménageurs, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos armoires.